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À propos de Boule de Suif
Le point de vue de la directrice de collection
vendredi 24 mars 2023, par
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« Je travaille ferme à ma nouvelle sur les Rouennais et la guerre. Je serai désormais obligé d’avoir des pistolets dans mes poches pour traverser Rouen. » C’est en ces termes que Maupassant, écrivant à Flaubert, présentait Boule de Suif.
L’ordre des termes n’est pas anodin : même marqué par la guerre, Maupassant s’attache peu à en décrire les horreurs, quelques pages au début de la nouvelle tout au plus.
Très vite, le focus est mis sur une diligence qui fuit Rouen tombée aux mains des Prussiens et sur ses passagers qui constituent un microcosme social : petite et grande bourgeoise, noblesse, clergé et deux marginaux, Cornudet le bien inoffensif démoc et Boule de Suif, une de ces femmes appelées « galantes ».
L’ire des provinciaux pourrait-elle être suscitée par le choix de l’héroïne éponyme ? Non point. La prostituée est une figure littéraire qui, de Fantine à Nana, parcourt le siècle. Là, où le bât blesse, c’est dans la mise en évidence du patriotisme à géométrie variable d’une société de « gens bien » qui, au fond, cautionne la guerre par ses agissements.
Dès les premières pages, Maupassant relève qu’après l’invasion « le devoir commençait pour les vaincus de se montrer gracieux envers les vainqueurs ».
À l’exception de Boule de Suif qui s’est mise en danger par patriotisme, la fuite de Rouen est motivée par les « besoins du négoce » et rendue possible par l’influence des officiers allemands dont « on » avait fait la connaissance.
Les uns fuient pour commercer, une autre pour avoir refusé de commercer !
Le portrait, quasi arcimboldien, de la prostituée : « grasse à lard », « doigts pareils à des chapelets de saucisses », figure de « pomme rouge » en fait un objet de concupiscence pour des affamés. Sous ses jupes se cachent bien des trésors. En premier lieu, une quantité pantagruélique de nourriture qu’elle partage généreusement avec ses compagnons de voyage, gagnant pour un temps quelque considération.
Mais il est un autre appétit que Boule de Suif refusera d’abord de combler : celui de l’officier prussien. Une bonapartiste ne couche pas avec l’ennemi ! Un bref soutien lui sera d’abord accordé face aux exigences du soudard mais, pris en otages, les fuyards se montrent vite exaspérés par les refus de Boule de Suif. On en vient à justifier le comportement de l’officier : « Il se conduit très bien cet officier. […] Il se contente de celle à tout le monde. Il respecte les femmes mariées. » On en oublie au passage les couleuvres qu’il fait avaler aux mâles de la compagnie.
Le vernis craque ! Loiseau menace de livrer « cette misérable pieds et poings liés à l’ennemi. »
« Mais puisque c’est son métier à cette fille, pourquoi refuserait-elle celui-là plutôt qu’un autre ? », s’écrie sa femme. Rosserie de Maupassant qui souligne que Mme Carré-Lamadon, à sa place, refuserait celui-là moins qu’un autre. Voilà la Mère Patrie bien mal défendue.
De sournoises stratégies sont mises en œuvre. Absoute à l’avance par la bonne sœur Ran-tan-plan, pressée d’aller soigner les blessés et les vérolés, Boule de Suif cède.
On a pu frôler parfois le vaudeville mais le lendemain la scène s’assombrit. La brève coalition des fuyards et des vaincus qui avait un temps flouté les disparités sociales n’aura tenu que le temps de piller les réserves de nourriture et la dignité patriotique de Boule de Suif. Dans la voiture qui fend la nuit est revenu le temps du mépris et du rejet. Boule de Suif sanglote, Cornudet siffle la Marseillaise faisant enrager « les honnêtes gens autorisés qui ont de la Religion et des Principes ».
Le dernier mot est « ténèbres ».
L’étendard sanglant n’a pas été levé.
Maupassant peut fourbir ses pistolets.
Des versions numériques de l’œuvre sont présentées dans cet autre article.